La récente publication du numéro 998 de Maroc Hebdo, dont la première page titre « Le péril noir », a déclenché une vive polémique au Maroc et sur la toile. Si elle met à jour une réalité bien souvent tue, elle surprend aussi un pays qui a récemment affirmé son « unité forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie (…) nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. »[1]
Une publication à resituer dans son contexte
Tout évènement de ce genre est d’abord à resituer dans un contexte. Ces derniers jours, plusieurs arrestations de migrants subsahariens et de militants ont été entreprises par les autorités marocaines (Camara Laye, ancien président et actuel coordinateur du Conseil des Migrants Subsahariens au Maroc a ainsi été arrêté le 20 octobre dernier). Maroc Hebdo, dont la ligne éditoriale est connue pour sa proximité avec l’appareil sécuritaire marocain, a donc très bien pu chercher à justifier les récents agissements des autorités marocaines, qui auraient récemment procédé à l’expulsion de près de 300 clandestins en Algérie. Cela même alors que, selon Nathanael Molle, co-fondateur et vice-président du projet SINGA, la situation semble se détériorer cette année, avec la multiplication des arrestations et les pressions policières à l’encontre des organisations de défense des migrants[2]. Etant par ailleurs, comme bon nombre de journaux marocains, en perte de vitesse, Maroc Hebdo y a surement vu la possibilité de relancer ses ventes et de faire parler de lui. Ce sont ces mêmes médias, qui par leur pauvreté journalistique et la simplicité de leurs analyses, présentent bien souvent l’Afrique sous le prisme du sous-développement et des conflits incessants, et ne favorisent pas dialogue et compréhension.
Qui sont « ils » ?
L’homme figurant en photo sur la première page de l’hebdomadaire porte plusieurs noms au Maroc : azzi (noir), serraq zit (cafard), ou abd (esclave), sont des insultes souvent entendues par les hommes, femmes et enfants noirs résidant au Maroc, et que trop peu de témoignages révèlent. La plupart de ces migrants, 10 000 selon le Ministère de l’Intérieur, 15 000 selon la société civile, sont issus de l’immigration clandestine, et voient dans le Maroc un pays transit qui leur ouvre les portes de l’émigration en Europe. Beaucoup cependant trouvent au Maroc des opportunités économiques et sociales qu’ils ne peuvent plus espérer trouver en Europe, et résident donc de façon permanente sur le sol marocain. En restant au Maroc, ils espèrent gagner une dignité et tenter de réaliser une partie de leurs rêves, mais les espoirs s’estompent souvent dès l’arrivée. Le récent témoignage de Bassirou Bâ, journaliste sénégalais à Actuel, dénonçait ainsi les actes d’agression et de discrimination dont lui et des camarades furent victimes, de la part de personnes jeunes et plus âgées, mais également de professeurs. Les comportements à caractère raciste seraient donc le fait tant du peuple que des élites, et concerneraient toutes les générations.
Alors même que des efforts de coopération et de dialogue étaient amorcés par des Marocains (dans les universités par exemple), et que la société civile se mobilisait (CMSM, GADEM, AMDH), la mort d’Amadou à Rabat l’été dernier, suite à plusieurs coups de couteau, avait suscité l’émotion et mené à plusieurs affrontements dans le quartier rbati de Takadoum. Installés en communauté dans certains quartiers des villes marocaines (Douar Kouraa et Kamal Sabah à Rabat par exemple), les subsahariens sont facilement victimes d’amalgames et de discriminations. Des subsahariens vivant au Maroc (mais également des Marocains au teint « trop » foncé) ont ainsi pu dénoncer les calomnies, exacerbations, haines, mépris et humiliations, parfois les agressions à l’arme blanche et les violences tant morales que physiques, dont ils sont victimes au quotidien. Les étudiants et salariés issus de l’immigration subsaharienne mais dont la situation administrative, légale et sociale est irréprochable, de même que les réfugiés et demandeurs d’asile, sont souvent tous mis dans le même sac et également vus comme des citoyens de seconde zone. Cette ignorance et cette intolérance évoluent au rythme d’une réalité taboue, tue et minorée, qui n’est étalée sur la place publique que comme fond de commerce politique, sans qu’aucun débat de société ne soit ouvert. C’est la nature de cet ancrage au Maroc qui est niée par beaucoup de Marocains, qui ne considèrent les migrants que comme des populations en transit errant dans leurs villes. Cette négation de cet ancrage au Maroc se conjugue à une négation de la dimension africaine du Maroc, de même que ses relations avec l’Afrique noire[3].
Le Maroc et l’Afrique
Le Maroc est un pays très tourné vers l’Europe, où l’on ne s’intéresse que peu aux sujets africains. De part cette vocation européenne ou la préférence pour des solidarités culturelles avec les autres pays maghrébins et arabes, l’Afrique est presque inconnue alors même que dans l’imaginaire collectif des migrants subsahariens, le Maroc représente un prolongement de leur pays d’origine, et que ses formations universitaires attirent les étudiants subsahariens. Tandis que le Maroc se présente comme un pont entre l’Europe et l’Afrique, et que Mohamed VI a réimpulsé ces dernières années une ouverture vers le Sud (axe Rabat-Nouakchott-Dakar) et un rapprochement avec l’Afrique de l’Ouest, l’expertise sur l’Afrique au Maroc reste très maigre malgré la création de l’Institut d’Etudes Africaines à Rabat en 1989[4]. Ainsi, les relations diplomatiques se sont accrues, mais c’est surtout par la coopération économique et les investissements que le Maroc a étendu et continue d’étendre son influence en Afrique sub-saharienne. Les performances commerciales des entreprises marocaines sur les marchés subsahariens, notamment en Afrique de l’Ouest, masquent cependant de nombreux axes des relations entre le Maroc et ses voisins du Sud, notamment en termes de migrations.
Le but ici a été davantage de tenter d’apporter des éléments d’explications au pourquoi du comment d’une telle polémique que de se soucier de la première page d’un hebdomadaire qui n’est, de toute façon, que très peu consulté. Dans une telle situation, la première réaction à avoir est évidemment d’éviter les généralisations hâtives : les réactions des internautes marocains sur Facebook et Twitter ont fait état de l’indignation de beaucoup de Marocains quant à cette publication dégradante et stigmatisante. Mamfakinch a d’ailleurs rapidement publié un storify montrant l’indignation et les réactions outrées de ces internautes. Le Maroc est simplement, comme d’autres pays notamment occidentaux qui essentialisent et islamisent leurs questions économiques et sociales, confronté à cette gestion de l’ « Autre », qui tombe bien souvent dans des machineries aux fins purement politiques. Il n’en reste pas moins que les comportements à caractère raciste sont présents au Maroc, trop peu de travaux ont été réalisé à cet égard, et l’ampleur du phénomène n’est pas connue, notamment du fait de la peur de témoigner et la crainte d’être reconduit aux frontières. Malgré quelques tentatives[5], le débat n’a jamais vraiment pu s’ouvrir pour lutter contre cette banalisation du racisme anti-noir.
[1] Préambule de la Constitution de 2011
[2] Entretien
[3] Voir D’une Afrique à l’autre, Michel Peraldi (Karthala, 2011).
[4] ANTIL, Alain. « Le Royaume du Maroc et sa politique envers l’Afrique sub-saharienne », Etude, Ifri, Novembre 2003
[5] BENJELLOUN, Tahar. Le racisme expliqué à ma fille. Seuil, 1998